« Je regarde plein de séries ; Mad Men, Homeland… »
Le 12 novembre 2012, les organisateurs des « Lundis des Grands Palais » ont proposé une conférence sur les séries télévisées, intitulée « les séries américaines, nouveau hobby des intellectuels ? ».
Pour débattre, quatre « spécialistes » étaient présents:
- François Jost : professeur à la Sorbonne et auteur du livre « De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? »
- Barbare Laborde, auteure du livre « Grey’s anatomy, du cœur au care »
- Cécile Pinaud, auteure du livre « Femmes en séries : toutes les héroïnes des séries TV américaines »
- Eric Verat, auteur du livre « Génériques ! les séries américaines décryptées »
Tout d’abord, force est de constater qu’il faut avoir écrit un livre sur les séries pour en être spécialiste. Parmi les invités, seule Cécile Pinaud s’est vantée de regarder une trentaine de séries par semaine, contrairement à ses collègues du jour, qui n’étaient pas au même niveau d'investissement. Faut-il pour autant les dénigrer ? Il n’en est pas question. D’ailleurs, Monsieur Jost a monopolisé la parole pendant une bonne partie de la soirée, malgré son approche éminemment plus sociologique que sériephile des productions mentionnées ce soir là.
Ainsi, on pouvait croire que la question « les séries américaines, nouveau hobby des intellectuels ? » allait être traitée empiriquement : quatre intellectuels se présentent et expliquent au public si les séries américaines sont leur nouveau hobby.
Il n’en fut rien.
A la place, le débat simplement réussi à illustrer deux gros enjeux qui entourent l’avènement des séries télévisées en France.
« Il faut quand même d’abord parler de la série dans le fond, et ensuite faire de la sociologie ! »
Une affirmation soutenue à la fois par François Jost et Cécile Pinaud, tout deux auteurs d’analyses sociologiques des séries télévisées (voir titres ci-dessus). Le paradoxe était si criant que la conférence a, d’un coup, perdu tout l’intérêt qu’elle aurait pu avoir.
Les invités ont passé du temps à s’indigner de ces livres qui mettent en avant des études sociologiques mais prennent les séries comme exemple pour mieux les vendre. En tête des gens visés ; ceux qui n’hésitent pas à tout illustrer avec les séries, même la philosophie ! En filigrane, celui qui était visé était, entre autres, Thibaut de Saint-Maurice et son livre « Philosophie en séries », évidemment jamais nommé.
On peut admettre que le livre de Saint-Maurice ne soit qu’une pâle excuse pour vendre du papier, en tout cas il est évident que le professeur de philosophie n’a cherché dans les séries que des vagues exemples pour illustrer un cours de Terminale classique. Le titre est même quelque peu mensonger, tellement il pousse les fans de séries à croire que l’on va les analyser sous un prisme nouveau et différent.
Néanmoins, l’hypocrisie avec laquelle les conférenciers ont fait croire qu’ils venaient parler de série télévisées ce soir là n’avait rien de mieux que celle de Thibaut de Saint-Maurice.
La logique est aussi simple qu'aggaçante : les séries prennent enfin l’ampleur qu’elles méritent en France, de ce fait il faut en tirer des grandes théories et les utiliser le plus possible en exemple. En exemple, rarement en sujet d’analyse.
Certes, on aurait pu s’y attendre ; le titre de la conférence faisait bien comprendre qu’on n’y traiterait pas en détail de la manière de filmer de Matthew Weiner ou de l’Angleterre de Misfits. Mais pourquoi oser affirmer, pendant cinq minutes, qu’il faut mettre, par dessus tout, la série en avant, pour ensuite la reléguer au second plan pendant une heure trente ? Pour ensuite parler de l'importance des femmes dans les séries télévisées actuelles?
Barbara Laborde, à défaut d’avoir pu s’exprimer longuement, a au moins eu le mérite de ne parler presque que de sa série préférée, Grey’s Anatomy, et d’affirmer que son livre était une analyse de cette dernière. Elle a également eu l’immense courage d’assumer son choix et de crier haut et fort son amour pour la série-soap opéra pourtant extrêmement critiquée et dénigrée.
« Je regarde plein de séries ; Mad Men, Homeland… »
Car lorsque l’on se penche un peu plus sur le fond de la conférence, on réalise qu’elle incarnait aussi une tendance particulièrement répandue en France ; le « name-dropping du titre de la série qui fait bien et tout le monde le sait ».
François Jost a mentionné le Mentalist, louant la capacité de la série à rassembler le public français autour d’une intrigue simple mais agréable à suivre. Hormis cela furent égrenées un florilège de séries de chaînes câblées reconnues pour leur complexité et leur intelligence : Les Sopranos, Six Feet Under, The Wire, et les plus récentes Mad Men, Game of Thrones ou la fameuse Homeland, nationalement consensuelle depuis quelques mois.
Comme d’habitude, les mêmes noms reviennent, car il est impensable de venir devant une foule de badauds intéressés par les séries (ou attirés par la lumière des spots du Grand Palais) et d’affirmer : j’aime Gossip Girl, Urgences, Ally McBeal, Friends, Vampire Diaries, Glee. D’oser avouer que l’on regarde Esprit Criminels sur TF1 et NCIS sur M6 même si on sait que Ziva et Tony n’ont pas d’avenir ensemble.
Soudainement, les séries ne sont plus un nouveau passe-temps, un nouvel art, mais elles deviennent un marqueur de bon goût. Comme lorsque l’on juge quelqu’un qui a vu Love Actually dix fois et qui ne peut citer aucun film de Kubrick, on va omettre de mentionner les séries « simples et distrayantes » dans sa liste.
On va culpabiliser parce que récemment on n’a écrit des posts de blogs que sur des séries « grand public ». On va avoir peur qu’un amateur de séries averti ne juge trop durement ce blog en arrivant, parce que les billets sur des séries plus complexes ont été relégués à la deuxième page. Parce que cela fait deux semaines qu'il y a une infographie un peu kitsch à la Une.
Canal+ diffusait aujourd’hui son excellente nouvelle production française, Les Revenants. Les médias l’ont tout de suite adoptée (Shark Jumping aussi, d’ailleurs), faisant, sans retenue, référence aux fameuses Six Feet Under, The Wire, The Walking Dead, comme si mentionner ces séries américaines de haut niveau était un gage de sa qualité. A l'inverse, il y eut peu d'articles qui parlaient des 4400, pourtant bien plus proche en terme d'intrigue et de personnages, mais moins "indépendante" que les autres.
Comme s’il était difficile de passer à autre chose, de critiquer une série pour ce qu’elle est. D’apprécier The Wire pour ce qu’elle est, et d’arrêter de l’ériger en septième merveille du monde. Comme s’il était possible d’affirmer objectivement qu’elle est meilleure que toutes les autres.
Il est encore temps d’éviter de tomber dans le piège de la référence universelle, et de prendre avant tout du plaisir à regarder une série – n’importe quelle série – que ce soit un divertissement, une passion ou un gagne-pain. Pour moi, ce sont tous les trois.